Une peinture de Godard - 4

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 La peinture dans le cinéma

 

Même si le cinéma a toujours été considéré comme une industrie, il est nécessaire de souligner que l'art (principalement pictural) a eu sur lui dès sa naissance un fort ascendant.

Les premiers films de Louis Lumière s'inspirent notamment des toiles de Cézanne (le court métrage "Partie de cartes" en 1895, par exemple).

Encore aujourd'hui des films commerciaux n'échappent pas à l'influence du domaine artistique, c'est le cas de "Gladiator" dont on dit que l'histoire est née d'un tableau du peintre-pompier Gérôme.

Parallèlement l'art contemporain questionne de plus en plus le medium cinématographique jusqu'à en faire un sujet de création à part entière, grâce à des artistes comme Pierre Hyughe, Douglas Gordon ou Robert Longo.

Et certains grands cinéastes sont également connus pour être de grands plasticiens : Larry Clark, David Lynch, Dennis Hopper, Akira Kurosawa, Federico Fellini, Takeshi Kitano... et j'en passe

 

Dans son texte, Peinture et cinéma, André Bazin analysait les films qui ont pour sujet principal la confrontation avec la peinture, la manière de la filmer, d'en rendre compte. Il distinguait le film d'art, création d'un cinéaste et dont le Van Gogh d'Alain Resnais est l'archétype, du documentaire pédagogique qui, lui, semble voué à l'échec. Il n'est toutefois pas certain qu'il aie raison.

 

Œuvre de commande, le Van Gogh de Resnais (1947) appartient à la préhistoire du film sur l'art. A ce titre, il a le mérite de jeter les bases de bons nombres de problématiques qui seront soulevées par les cinéastes qui s'intéresseront à la confrontation entre cinéma et peinture.

Il n'a toutefois fait qu'illustrer la vie du peintre par son œuvre. La réflexion sur la peinture est très pauvre et se rapproche de la biographie filmée.

 

Alain Cavalier dans ses documentaires sur George de la Tour ou Pierre Bonnard s'essaie à une description des œuvres dont l'intérêt nous parait bien moindre que les passionnantes recherches d'Alain Jaubert dans la série Palettes. Au-delà de l'impressionnante érudition du commentaire, s'appuyant sur les recherches critiques les plus avancées, Alain Jaubert donne toujours son interprétation de l'œuvre.

 

Pour dépasser ce type de document, il faut avoir la possibilité de suivre le travail de création du peintre et là bien entendu on pense au Mystère Picasso de Clouzot.

La caméra placée devant le chevalet sur lequel est tendu un papier et non derrière Picasso, capte le cheminement de la pensée créatrice du peintre.

Filmer les tableaux, ce peut-être aussi regarder avec la vision d'un autre : ce que font les Straub-Huillet en nous proposant la vision de Cézanne dans Une visite au Louvre (2004).

 

Si Godard a pu être comparé à un peintre, c’est au niveau le plus élémentaire, celui du geste : comment, en cinéma, trouver l’attitude du peintre au moment où il pose telle touche plutôt que telle autre sur la toile ? La peinture, cependant, est aussi une culture propre, qui a son histoire ! En, tant que réserve d’images elle a fasciné Godard.

 

Jean-Luc Godard avait fait appel à Velázquez dans Pierrot le fou mais c'est dans Passion qu'il explore "comment ça avec la peinture".

Dans ce drame social de 1981 avec Isabelle Huppert et Michel Piccoli, Jerzy, un metteur en scène polonais, cherche à reconstituer des tableaux célèbres de Rembrandt, Goya, Delacroix, dans un studio. Renvoyée de l’usine toute proche, une jeune ouvrière y provoque une grève. Passion montre le désir de confronter le monde moderne avec des références classiques.

 

Godard y essaie différentes façons de faire travailler les rapports entre peinture et cinéma au travers de la lumière, du sujet, de l'émoi érotique, du travail de la composition, de la mise en scène, de la métaphore (ici celles du sexe et de la quête).

 

Le scénario du film Passion inaugure un nouvel élargissement de l’idée du visuel et du visible. Le film commence sur l’opposition entre image et écriture, pour souligner que Passion ne s’est pas fait à partir d’un scénario écrit, mais d’un scénario visuel : « ce film, ce qu’il a eu je crois d’original, c’est que je n’ai pas voulu écrire le scénario,  j’ai voulu le voir…, dit Godard.

Tout le film consiste à partir du blanc (qui est le rien visible) pour faire exister quelque chose, une image, une chaine d’images..

 

"la lumière ne va pas" se plaint Jerzy en parlant de celle du studio "Elle va nulle part, elle vient de nulle part: Le travail sur le trajet de la lumière est mis en scène dans La ronde de nuit (1642) où la reconstruction du tableau est immédiatement suivie d'une scène avec un soleil rasant du soir. Godard soutient que le tableau de Rembrandt est plutôt une ronde de jour car encore éclairé par l'astre solaire.

 

Les quatre tableaux de Francisco de Goya qui suivent : Le 3 mai 1808 à Madrid (1814), La Maja nue (1799), Le parasol (1777) et Charles IV et sa famille (1804), renvoient plutôt à une équivalence de la révolte lors de la réunion syndicale organisée par Isabelle qui se bat contre son patron, pour obtenir sa prime de licenciement.

La petite odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres provoque l'émoi érotique : c’est peut être l'aiguillon nécessaire à la création.

 

On atteint l'apothéose de la mise en scène théâtralisée et lyrique avec les 2 tableaux d'Eugène Delacroix : la Lutte de Jacob avec l'ange (1861) et l'Entrée des croisés dans Constantinople (1840).

 

La Vierge de l'immaculée conception (1613) du Greco, métaphorise La relation sexuelle entre Jerzy et Isabelle.

 

Enfin, l'abandon momentané du film pour une quête de l'argent américain par le producteur ou de la lumière naturelle de la Pologne par Jerzy trouve un écho dans les deux versions de Pèlerinage à l'île de Cythère (1717) de Jean-Antoine Watteau.

Chaque tableau reconstruit est accompagné d'une grande page musicale : Le concerto pour la main gauche de Ravel pour Rembrandt, Le requiem de Mozart pour les exécutions du 3 mai.

Ce lyrisme musical associé à la représentation de l'art imprègne les images du monde réel vues avant ou après rendant poreuse la frontière entre ces deux mondes.

 

« Qu'est-ce que c'est que cette histoire, monsieur Coutard ? "Tout est correctement éclairé de gauche à droite, un peu de haut en bas, un peu d'avant en arrière. Ce n'est pas une ronde de nuit mais une ronde de jour éclairée par un soleil déjà bas sur l'horizon.

Notez Monsieur, qu'à la place qu'elle occupe dans l'un des coins sombres de la toile, un peu en bas au second plan entre un homme en rouge foncé et le capitaine habillé en noir, cette lumière excentrique a d'autant plus d'activité que le contraste avec ce qui l'avoisine est plus subit et que sans des précautions extrêmes, il n’aurait suffit que de cette explosion de lumière accidentelle pour désorganiser tout le tableau."

 

Ainsi,

La peinture n'est jamais aussi présente dans le cinéma que lorsqu'elle n'est pas médiatisée par la présence du peintre ou d'un tableau mais qu'elle se trouve directement dans l'image, citant plus ou moins explicitement un tableau célèbre.

 

Le film est alors souvent emporté par des enjeux communs avec ceux des peintres auquel il fait référence : nouveaux loisirs bourgeois proches de la nature pour les impressionnistes, difficultés souvent tragiques de la vie urbaine pour les expressionnistes, sentiment de la violence des contrastes pour le baroque ou présence nostalgique de la petite ville dans l'environnement urbain moderne pour tous les films américains qui se réfèrent à Edward Hopper.



La recherche par les cinéastes d'équivalences visuelles, voir de simples citations, est chez Antonioni (1912-2007), Godard ou Sokourov (°1951), le signe d'une vision commune partagée avec le peintre : sentiment de l'étrangeté du monde, goût moderne pour l'exposition des outils de la peinture ou volonté de retrouver la solidité de la composition classique.

Ainsi, Sokourov vénère les grands maîtres de la peinture des 17, 18 et 19ème siècle qui avaient la maîtrise du métier et bénéficiaient d'une stabilité entre la religion et la tradition picturale. Mère et fils (1997) est imprégné des peintures de Mantegna, Michel Ange, le Greco, Friedrich ou Millet

 

 

 

 

Attardons-nous sur Histoires du cinéma

 

Histoire(s) du cinéma, s’offrent comme un collage très composite.

Constitué pour sa bande-son d'un collage de citations de philosophes, peintres, écrivains, dramaturges, poètes, chanteurs, cinéastes.

On y trouve également des bandes d’actualité, de reportages, des photographies d’archives, des tableaux de maîtres.

C’est un cinéma qui entre, chaque fois davantage, dans le domaine de la poésie. Mais le cinéaste ne filme pratiquement plus dans ce type de cinéma-là. Il recadre, il assemble, il monte, il colle un matériau préexistant qu’il métamorphose.

 

Dans ce grand poème épique et funèbre Godard tente de relier la vie et la mort, les anciens et les modernes dans l'histoire souffrante et éternelle de la beauté.

 

Grâce aux ressource de la vidéo, Godard veut aller plus loin que André Malraux et son musée imaginaire et prouver au travers de ces Histoires du cinéma que le cinéma est le musée du réel. Cette tâche prométhéenne se heurte à la vision tragique, non réconciliée, que Godard porte sur le monde : montrer des images n'a de sens que si l'on peut transformer le monde.

 

Reprenant les textes de Maurice Blanchot, Godard conclut ses Histoire(s) du cinéma en ces termes :

"L'image est bonheur mais près d'elle le néant séjourne.

Et la toute puissance de l'image ne peut s'exprimer qu'en lui faisant appel.(…) L'image capable de nier le néant est aussi le regard du néant sur nous.

Elle est légère et il est immensément lourd.

Elle brille et il est cette épaisseur diffuse où rien ne se montre."

 

Je terminerais le balayage de l’œuvre par cette formidable exposition qui s’est tenue à Beaubourg en 2006 : "Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006" à la recherche d'un théorème perdu.

Proche, par la conception et l'esprit, de ses monumentales Histoire(s) du cinéma, réalisées entre 1988 et 1998, comme les films du cinéaste qui bousculent le spectateur dans la simple réception passive d'une histoire, Voyage(s) en utopie, propose au visiteur les éléments d'un collage aux multiples associations possibles. Films, séquences de films, tableaux, images, autant de signes dont se nourrit l'imaginaire du réalisateur et dont il revient à chaque visiteur de nourrir sa propre réflexion ou sa propre rêverie. Voyage(s) en utopie est une œuvre de Godard qui ne se projette pas sur un écran mais se déploie dans l'espace.

 

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